Retracer les représentations du génome en politique avec les archives du web
Guillaume Levrier est chercheur associé à la BnF au sein du département du dépôt légal et lauréat de la bourse Mark Pigott pour les humanités numériques 2024-2025. Chercheur en science politique, il est spécialiste des enjeux institutionnels soulevés par les biotechnologies. Il développe pour ses recherches le logiciel libre PANDORÆ, qu’il a interfacé aux données des archives du web français conservées à la BnF. Dans ce billet, il revient sur la façon dont il déploie sa recherche au sein de la BnF.
Nous vivons depuis les naissances de Lulu et Nana en 2018 dans un monde où il est possible de faire naître des enfants dont le génome a été modifié. Ces naissances ont réactivé des imaginaires anciens autour de l’hérédité qui irriguent depuis des décennies, voire des siècles, nos cultures politiques. Le succès populaire autour du Meilleur des Mondes, écrit en 1931 par Aldous Huxley, illustre brillamment la facilité avec laquelle on projette ce qu’on pense savoir de la biologie sur l’avenir proche de nos sociétés.
Parmi les différentes traditions épistémologiques qui visent à déterminer ce qui fait la trame du politique, on en trouve certaines qui insistent sur le pouvoir que l’État, voire la communauté politique, peut exercer sur le corps des individus à l’échelle de la population. Cette perspective devient particulièrement saillante à partir du déploiement des grandes politiques d’hygiène et de vaccination, et s’accélère avec des découvertes comme celle de l’ADN comme support de la génétique. Avec ces découvertes se construisent des récits prospectifs sur comment les biotechnologies viendraient changer les rapports sociaux, jusqu’à inscrire dans le corps des citoyens la place qui leur aura été attribuée dans la société.
Pour autant, étudier les discours politiques sur notre « futur biopolitique » au travers du temps est un vrai défi. Si certaines élites littéraires ou académiques ont pu avoir l’occasion de rédiger et de publier leurs idées, la plupart des citoyens n’ont pas eu le loisir d’inscrire leurs réflexions dans un espace qui aurait traversé les années pour arriver jusqu’à nous. L’arrivée de l’internet à partir des années 1990 ouvre cependant une nouvelle ère. Grâce aux capacités de l’archivage du web, il est désormais possible d’aller chercher des prises de paroles (ou plutôt de clavier) plus ou moins spontanées dans les blogs, forums et autres commentaires qui ont été collectés par la BnF à l’occasion des élections nationales.




![En fait, dés les années 1960, ces personnes profondément préoccupées de l’avenir de l’homme ont postulé que l’écologie serait un excellent moyen de parvenir à leurs fins. A titre d’exemple, des passages tirés d’une des bibles de l’eugénisme écologique : La faim du monde, La population augmente, la terre s’épuise, mangerons-nous demain ?, de William Vogt, (1950) : « Une guerre bactériologique à grande échelle serait un moyen efficace, si elle était énergiquement menée, de rendre à la terre la forêt et ses pâturages. » « … La nourriture est devenue une arme politique de premier plan sur le champ de bataille mondial. […] Nous entretenons de même les vieillards, les incurables, les fous, les pauvres et ceux que l’on pourrait appeler les ignorants écologiques, éleveurs et bergers subventionnés par exemple. […]. Si nous envisagions notre avenir avec une réelle intelligence, nous nous rendrions compte que ces gens là sont les foyers d’infection du champ écologique, propagateurs de la maladie dont ils nous contaminent tous. » Un bel exemple de rhétorique nationale-socialiste… Et pour finir : « La plus grande tragédie qui puisse atteindre la Chine, à l’heure actuelle, serait une réduction de son taux de mortalité. » Je sais pas ce que ça vous évoque mais moi, ça me donne une furieuse envie de ressortir le 4X4 et de faire des « burns » dans la forêt…](https://bnf.hypotheses.org/files/2025/04/image5-500x467.png)
Au-delà des progrès scientifiques dont les journaux se font l’écho et des discours bioéthiques, on repère dans ces archives du web des discours politiques qui articulent une vision du monde autour de ce qui pourrait être fait au génome. Qu’il s’agisse de l’eugénisme ou des OGMs, la capacité technique à intervenir sur les gènes des êtres vivants est rapidement construite comme un pouvoir qui serait mis à disposition d’une caste dominante. Celle-ci viendrait ensuite s’en servir pour consolider son emprise sur la société en dehors du jeu institutionnel qui permet la séparation des pouvoirs, et donc la démocratie.
L’étude des archives du web sous cet angle est particulièrement intéressante parce qu’elle permet « d’horizontaliser » les discours sur un enjeu donné. Les possibilités ouvertes par la normalisation du recours à l’internet ont été saisies par de nombreux médias, associations et partis politiques qui ont mis en place des espaces de discussions dans lesquels les citoyens ont pu échanger avec la candeur des anonymes. Au-delà des provocations, beaucoup engagent des discussions et défendent leurs arguments en citant d’autres internautes, liens hypertextes à l’appui. On peut donc tenter de « pister un signal » en remontant les fils de conversations et retrouver ainsi qui est à l’origine de tel ou tel argument sur ce que la découverte de telle ou telle technique de génie génétique risquerait de faire à notre société.
Les indices que nous pouvons récolter de cette façon tendent à montrer que l’angle du biologique n’est au début des années 2000 pas « son propre monde » mais plutôt un élément à inséré dans une matrice théorique plus large. Dans le contexte traditionnellement marxiste, il devient un des moyens, par exemple par la brevetabilité des cultures, de privatiser ce qui pourrait être considéré comme un patrimoine commun à l’humanité, fruit de milliers d’années de sélection. On retrouve ici la dialectique d’inspiration kantienne du prix et de la dignité. Du point du vue des catholiques français, l’atteinte au génome est facilement cadrée sous le prisme du rapport de l’embryon, dont le statut est rendu problématique. On trouve par exemple de nombreux commentaires et débats sur le site topchrétien, créé en 1999 très bien été collecté par les archivistes. Les périodes suivantes, notamment à la suite de découvertes biotechnologiques plus avancées puis de la pandémie de covid 19, ont mis en tension ces logiques de cadrage sans toutefois parvenir à les rompre.
Mener des recherches dans ces archives reste un défi technique. Les jeux de données sont immenses, et une faible partie seulement est indexée en plein texte. Pour pallier ces difficultés, de nouvelles solutions techniques arrivent à maturité. Le logiciel Hyphe, développé par le Médialab de Sciences Po, permet désormais de crawler1 les archives et de créer des corpus à partir de liens « racine ». Le logiciel PANDORÆ, en cours de déploiement au Datalab, permet quant à lui d’aller chercher des données directement dans les index existants et de reconstituer des corpus dont on sera certains qu’ils contiennent les expressions cibles.
Ces développements logiciels sont importants pour la recherche mais rendus particulièrement difficiles par le statut de ces données, qui sont protégées par le droit d’auteur. Les captures de pages web ne peuvent pas sortir du réseau protégé de la BnF, et les logiciels doivent donc être compatibles avec l’architecture du système d’information de l’institution. C’est une donne à double-tranchant : les données ne sont pas accessibles publiquement, ce qui rend la dissémination des résultats plus difficile, mais elles sont archivées pour le long terme par une bibliothèque de rang mondial, ce qui garantit la reproductibilité de ces mêmes résultats pour les chercheurs du présent et du futur.
La force de ces stratégies méthodologiques est de permettre une exploration exhaustive des données disponibles. En créant des corpus dont on sait que les éléments resteront accessibles, il devient possible de mobiliser des équipes de recherche qui pourront mener des analyses qualitatives à grande échelle. Les heuristiques de visualisation permettent de situer rapidement le niveau et la valeur des contenus de telle ou telle capture, et ainsi de saturer un espace ou une période sur un thème donné.


Pour autant, ces archives restent encore très sous-exploitées au regard de leur potentiel. Le chantier à venir est de faire mieux connaître leur contenu au-delà du cercle des historiens spécialisés dans le numérique, et de mieux former les chercheuses et les chercheurs à l’emploi des outils qui permettent leur exploitation. Dans ce contexte, si vous êtes doctorant.e ou chercheur.se, n’hésitez pas à demander à être accompagné au Datalab, qui pourra le cas échéant vous présenter des cas d’étude et vous former sur des logiciels tels que PANDORAE.
En savoir plus
- Crawler signifie scanner, il s’agit d’extraire un maximum d’informations d’un site web [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Guillaume Levrier (4 avril 2025). Retracer les représentations du génome en politique avec les archives du web. Carnet de recherche. Consulté le 29 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13orz