Canal Marches : pour une nouvelle pratique documentaire
Chiara Guarino et William Pedneault-Pouliot ont réalisé cette étude dans le cadre d’un séminaire de master de l’université Sorbonne Nouvelle, « Cinémas citoyens et médiactivisme », et d’un projet de valorisation des archives mené en partenariat avec le Département Son, vidéo, multimédia de la Bibliothèque nationale de France.
Une mission centrale
L’association Canal Marches se constitue en 1997 à l’initiative de Patrice Spadoni (1953-) lors des premières Marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions. Parties de différentes régions d’Europe, ces marches convergent au mois de juin à Amsterdam, en marge du Conseil européen réunissant les chefs d’État et de gouvernement des pays membres.
Face à l’ampleur du mouvement et sa nature transnationale, Canal Marches équipe une dizaine de « marcheurs vidéastes » de petites caméras et les forme à la prise de vue. Leur mission, selon les mots de Patrick Spadoni : « filmer chaque jour leurs ‘carnets de route vidéo’. Capter la trace de l’événement tel qu’ils le vivaient, au jour le jour, de l’intérieur […]. Filmer les temps forts, les actions spectaculaires des marcheurs mais aussi leur quotidien[1]. » Pour le cinéaste et activiste fondateur de Canal Marches, il s’agit alors d’un « pari utopique », sur « la capacité des marcheuses et marcheurs à se réapproprier eux-mêmes l’outil technique et le mode d’expression audiovisuelle[2]. »
Après la réalisation de son premier documentaire, En Marche, Chronique des marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions (1998), l’association étend ses activités, collaborant avec de nombreuses personnes issues de milieux variés – chômeurs et précaires, militants des mouvements sociaux, jeunes issus de quartiers populaires, cinéastes, artistes, urbanistes – pour produire des documentaires, des fictions, des expositions, des installations vidéo et un livre[3].
Toutes ces œuvres ont un but commun : « contribuer à l’expression, à la visibilité des ‘Sans voix’ et de leurs résistances, et plus largement, des personnes issues des milieux populaires; valoriser leur créativité, notamment, mais pas exclusivement, par l’appropriation de l’outil vidéo[4] ».

[1] Patrice Spadoni, « Canal Marches », Hermès, la revue, n° 91 (2023/1), p. 133.
[2] Ibid., p. 134.
[3] Bertrand Schmitt, Patrice Spadoni, Les Sentiers de la colère : 105 472 kilomètres à pied contre le chômage, Paris, L’Esprit frappeur, 2000.
[4] « Canal Marches », Canal Marches, 19 mars 2009. https://www.canalmarches.org/canal-marches/#more-1962. (consulté le 3 décembre 2024).
Le fonds de la BnF



Le fonds vidéo de l’association Canal Marches conservé à la Bibliothèque nationale de France est constitué de 61 documents couvrant la période 1997-2019, hétérogènes dans leur sujet, mais répondant tous à leur manière aux objectifs centraux de l’organisation.
Plusieurs portent sur les marches en tant que telles, soit sous forme de documentaires comme La Marche andalouse (2002), soit sous forme de « chroniques vidéo » comme Rostock, chroniques vidéo quotidiennes (2007). Une autre catégorie importante est celle des ateliers vidéo, qui donnent parfois lieu à des films de docufictions. C’est le cas de À la recherche des cinémas disparus (2011), réalisé en collaboration avec des enfants de Belleville partis explorer les lieux où se trouvaient autrefois les cinémas du quartier. Ces ateliers peuvent également aboutir à des vidéoclips documentaires, parfois fondés sur des interviews, comme Qu’est-ce qu’être femme dans mon quartier ? (2011), réalisé en collaboration avec plusieurs collectifs et dans lequel des femmes de différentes parties du monde sont invitées à échanger autour de cette question.
Canal Marches a également initié des projets structurants, tels que « UPOPA : pour une université populaire audiovisuelle » en 2009. Ce programme vise à démocratiser les pratiques audiovisuelles dans les quartiers populaires, en favorisant l’expression des habitants et en développant leur éducation à l’image. Pour cela, il met à disposition des associations les équipements nécessaires, y compris un accès à internet

Un contexte historique particulier
La création de Canal Marches au tournant du XXIe siècle s’inscrit dans une période charnière pour l’évolution des luttes et des mouvements sociaux en France et en Europe. Les films de l’association témoignent ainsi de la recomposition en cours des mouvements sociaux, des impacts grandissants de la mondialisation ou de l’avènement de l’altermondialisme.
Ce moment est d’abord marqué par une fragmentation graduelle des associations[5], qui dépendent désormais de moins en moins de grandes structures syndicales ou politiques pour s’organiser et se rassembler autour de projets sociaux. Cette nouvelle réalité a parfois pour conséquence de créer des chevauchements et des concurrences – avec certains syndicats par exemple[6] –, mais également de nouveaux rapprochements coopératifs et égalitaires plutôt qu’hégémoniques entre différentes association spécialisées[7]. C’est particulièrement le cas pour les mouvements de chômeurs, mais aussi ceux des « précaires », des « exclus » et des « sans », qui deviennent rapidement des étiquettes polysémiques permettant de fédérer et condenser différentes causes[8]. Dans le cas des chômeurs, par exemple, l’année 1994 est un point de bascule. L’émergence de l’association « AC ! Agir ensemble contre le chômage » permet de coordonner les forces existantes et d’étendre la lutte à l’ensemble de la France[9], avec un premier succès en avril et en mai 1994, l’organisation d’une grande Marche nationale contre le chômage.
Une autre étape est franchie en 1995 quand une grève des transports contre le « plan Juppé » se transforme en vaste mouvement social – le plus important depuis Mai 68 – mobilisant à la fois la fonction publique et le secteur privé dans toute la France. Face au traitement médiatique des grèves, parfois hostile sur les grandes chaînes de télévision, plusieurs grévistes en viennent à filmer eux-mêmes les images du mouvement grâce à la multiplication des caméscopes portatifs. Cette nouvelle conscience du pouvoir d’une image filmée de l’intérieur pour affronter les représentations homogènes des médias dominants devient une composante fondamentale des futures luttes sociales en France, et plus particulièrement de la pratique de Canal Marches.
En parallèle, une nouvelle réalité modifie la portée des luttes : la mondialisation libérale, consacrée durablement en Europe par la signature du traité de Maastricht en 1992. L’action politique déborde désormais du cadre habituel de l’État-nation, forçant les organisations à changer drastiquement leurs structures[10] : à la fragmentation et au décloisonnement des différents mouvements s’ajoute un désir, plus ou moins partagé, de donner une dimension internationale aux revendications. Cet élargissement entraîne de nouvelles difficultés, car les organisations ne bénéficient pas des instances et des ressources que les élites économiques et politiques ont elles-mêmes mises en œuvre[11]. En 1997, les Marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions marquent un point de convergence de tous ces nouveaux enjeux, portées par l’espoir d’européaniser les mouvements de chômeurs[12]. 50 000 personnes se retrouvent ainsi le 14 juin 1997 à Amsterdam, même si les deux autres Marches, organisées en 1999 à Cologne et en 2002 à Florence, n’auront pas le même écho.
Ces événements vont jouer un rôle déterminant dans la montée de l’altermondialisme en France au tournant des années 2000[13]. Se multiplient alors les rassemblements qui visent à critiquer la légitimité démocratique, l’opacité et plus généralement les objectifs des institutions financières et internationales[14]. Ceux-ci prennent la forme de « contre-sommets » festifs et perturbateurs prônant la désobéissance civile et la non-violence[15], et faisant un usage extensif des possibilités offertes par les nouvelles technologies. Les groupes qui les composent défendent toutefois des positions idéologiques hétérogènes. Cela affaiblit ces mouvements et les luttes sociales reviennent à une logique nationale au début des années 2010. Canal Marches apparaît et se développe précisément au carrefour de ces nouvelles conjonctures.
[5] Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, Histoire des mouvements sociaux en France, de 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, 2014, p. 584.
[6] Ibid., p. 583.
[7] Ibid., p. 585.
[8] Magali Boumaza, « Nouvelles figures des luttes sociales : les précaires », dans Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, op. cit., p. 697.
[9] Emmanuel Pierru, « Les mouvements de chômeurs », dans Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, op. cit., p. 692.
[10] Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, op. cit., p. 589.
[11] Ibid.
[12] Emmanuel Pierru, op. cit., p. 693.
[13] Éric Agrikoliansky, « L’altermondialisme », dans Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, op. cit.,, p. 610.
[14] Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, op. cit., p. 590.
[15] Éric Agrikoliansky, op. cit., p. 607.
Des méthodes en évolution constante
Canal Marches s’inscrit dans la lignée des médias alternatifs dits « expressivistes », c’est-à-dire qu’ils perçoivent la production d’information comme instrument d’émancipation, prônant une participation élargie et une plus grande diversité des points de vue en donnant aux individus les « instruments de représentation et de symbolisation de leurs propres conditions[16] ». Il ne s’agit pas simplement d’aménager une place et de donner une parole aux « sans-voix », mais de les inclure dans toutes les étapes de production et de diffusion de leur parole. Dans cette perspective, les outils vidéo portatifs et relativement faciles d’utilisation apparaissent comme étant un développement fondamental.
Par exemple, En Marche : chroniques des marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions (1998) fait état des nouvelles possibilités offertes par ces nouveaux outils vidéo. Distribués aux marcheurs eux-mêmes, ceux-ci permettent de créer une cohésion dans la représentation qui serait largement absente autrement. À l’exception du bref moment de convergence à Amsterdam, les différentes cohortes de marcheurs restent fragmentées entre divers pays et organismes. L’ampleur du mouvement et de la démarche demeurerait abstraite sans la possibilité de se filmer, et sans la mise en commun de leurs fragments d’images par le montage. Par leurs images et leurs témoignages, ils « énoncent le sens et construisent l’unité, vécue, de la marche[17] ». L’outil vidéo devient ici un moyen efficace pour parvenir à ajouter une couche symbolique unificatrice à un moment où les mouvements sociaux adoptent une dynamique de plus en plus centrifuge et hétérogène.
À cela s’ajoute la capacité des outils vidéo à filmer de longues séquences à un prix beaucoup plus bas que la pellicule, permettant d’inclure les « temps morts » de la marche. Ceci a pour effet de nous faire vivre la marche à la manière du cinéma-vérité, mais également d’humaniser davantage les marcheurs en tant qu’individus. La caméra peut ainsi alterner entre les images spectaculaires de foules en mouvement et les échanges plus intimes entre deux personnes au coin d’une table. Cette intimité est d’ailleurs une caractéristique centrale de La Marche andalouse : il s’agit moins dans ce cas de multiplier les perspectives simultanées dans différents espaces, mais plutôt d’aller à la rencontre de plusieurs individus porteurs du projet altermondialiste en compagnie de Patrice Spadoni. L’idée de rassemblement, dans les films de Canal Marches, réfère autant à la masse d’individus qu’à la possibilité de multiplier les sociabilités, principales garantes de la pérennité des luttes sociales.
En 2007, avec Rostock, Canal Marches introduit une nouveauté technologique, importante dans son processus de création et de diffusion : l’internet militant. Devenu un outil « essentiel de coordination [et] de mobilisation » des mouvements sociaux dès 1995, internet permet de créer des liens, des réseaux de communication et surtout d’alléger les contraintes éditoriales, de réduire les coûts de diffusion, d’offrir un modèle de communication many-to-many et de permettre une plus grande interactivité de la production[18]. L’altermondialisme a largement bénéficié de la capacité d’internet à offrir des supports de coordination, des moyens d’information et des nouveaux modes d’action[19], malgré l’éloignement géographique de ses différents acteurs.
Dans Rostock, les cinéastes éprouvent la capacité d’internet à diffuser presque en temps réel les images de la marche, sous forme de chroniques téléchargées régulièrement sur leur site web. Cette expérience accélère le rythme de travail, car le montage doit être fait très rapidement et dans des conditions qui ne sont jamais optimales – assis par terre, dans une voiture, au coin d’une table. La forme de la chronique perd ainsi en cohérence par rapport aux formes documentaires classiques, mais gagne en immédiateté. Il ne s’agit pas ici de produire une œuvre parfaitement aboutie, mais de permettre aux gens de suivre la marche en temps réel en leur présentant des fragments de la lutte, filmés de l’intérieur. Plus que jamais, l’enjeu est bien de construire une autre représentation médiatique, parallèle à celle des actualités télévisées.
[16] Dominique Cardon & Fabien Granjon, Médiactivistes, Paris, Presses de Sciences Po, 2010, p. 18-20.
[17] Danielle Tartakowsky, « Les images font-elles encore image ? La marche européenne des chômeurs : avril-juin 1997 », Sociétés et représentations, n° 12, éditions de la Sorbonne, 2001/2, p. 172.
[18] Dominique Cardon et Fabien Granjon, loc. cit., p. 84.
[19] Ibid., p. 90.
Canal marches, un cas exemplaire
Canal Marches est né dans une période où les mouvements sociaux se recomposent. En 1997, le désir de filmer les Marches européennes répond autant au besoin de garder symboliquement la trace de ces événements, que celui, plus immédiat, de s’auto-représenter et de communiquer en temps réel. Cette volonté de créer une cohésion à l’aide de l’outil vidéo était d’autant plus essentielle que les Marches étaient dispersées à la fois géographiquement et dans leur organisation. Cette démarche a eu pour effet de donner chair aux marcheurs, témoignant de la variété des situations et des engagements plutôt que de dépeindre uniquement la logistique et les moments forts d’une grande organisation centralisée.
Il est particulièrement significatif d’observer que la trajectoire de Canal Marches suit celle de l’ensemble des mouvements sociaux français, qui ont de plus en plus de difficultés, au cours des deux dernières décennies, à « traduire leurs aspirations en projet politique[20] ». Alors que Canal Marches faisait figure de pionnier dans sa capacité à utiliser le plein potentiel des outils vidéo et de l’internet militant pour capturer et diffuser les images des différentes marches européennes, la disparition de ces dernières a freiné la possibilité de développer l’usage de ces nouveaux outils.
En élargissant sa mission aux sans-voix des quartiers populaires, Canal Marches a pu continuer à faire œuvre utile en démocratisant l’accès aux moyens de production, mais la question de la diffusion, à l’ère des réseaux sociaux et de l’omniprésence des images, n’est toujours pas résolue. Avec la prolifération des téléphones mobiles de type smartphone au sein de toutes les couches de la population, l’accès aux moyens de production des images n’est plus un enjeu aussi important qu’en 1997. Cependant, les objectifs de Canal Marches restent pertinents aujourd’hui dans leur manière de prôner une culture médiatique provenant du bas vers le haut et fondée sur la rencontre, l’échange et l’empathie. Dans les films produits par Canal Marches, la caméra est fondamentalement inclusive et fédératrice.
[20] Michel Pigenet et Danielle Tartakowsky, op. cit., p. 594.
Bibliographie
« Canal Marches », Canal Marches, 19 mars 2009 : https://www.canalmarches.org/canal-marches/#more-1962
CARDON Dominique, GRANJON Fabien, Médiactivistes, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.
NEVEU Erik. Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 2015.
PIGENET Michel, TARTAKOWSKY Danielle (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France, de 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, 2014.
SPADONI Patrice, « Canal Marches », Hermès, la revue, n° 91 (2023/1), p. 133-134.
TARTAKOWSKY Danielle, « Les images font-elles encore image ? La marche européenne des chômeurs : avril-juin 1997 », Sociétés et représentations, n° 12, éditions de la Sorbonne, 2001/2, p. 161-174.
En savoir plus sur le séminaire
Le séminaire « Cinémas citoyens et médiactivisme » est un cours de niveau master 1 assuré depuis 2015 par Sébastien Layerle au sein du département Cinéma et Audiovisuel de l’université Sorbonne Nouvelle. Cet enseignement se propose d’examiner la façon dont les problématiques sociales et politiques ont fait leur retour dans le
cinéma et l’audiovisuel français des années 1990 et 2000, période marquée par un « renouveau des mouvements contestataires » (I. Sommier) et l’apparition d’« alternatives médiatiques » (D. Cardon et F. Granjon).
Envisagées sous les angles historique, esthétique et technique, les pratiques filmiques étudiées en cours traduisent de nouvelles formes d’engagement et de nouveaux modes de politisation et d’organisation de l’action militante : résistance vis-à-vis des médias dominants et des représentations qu’ils véhiculent, réappropriation « démocratique » des moyens d’expression, renouveau de lieux de projections et de débats alternatifs, usages d’internet et des réseaux sociaux dans la diffusion et la circulation d’images et d’informations.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Chiara Guarino & William Pedneault-Pouliot (5 février 2025). Canal Marches : pour une nouvelle pratique documentaire. Carnet de recherche. Consulté le 21 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/1390j