Raconter l’histoire sur YouTube : les nouvelles formes d’écriture numérique de l’histoire

La BnF accueille tous les ans des chercheurs associés qui conduisent un travail au plus près de ses collections. Arthur de Forges de Parny, doctorant et chercheur associé de la BnF (2021-2022), s’est attaché à analyser les nouvelles formes d’écriture de l’histoire proposées par les Youtubeurs. Il revient dans ce billet sur son cheminement de chercheur et sur les raisons qui l’ont conduit à s’intéresser à la préservation des chaines vidéo Youtube par la BnF. La BnF archive l’internet français dans le cadre de sa mission de dépôt légal et met en place régulièrement des collectes collaboratives associant le monde de la recherche.

C’était au printemps 2007, alors jeune lycéen, que je prenais conscience pour la première fois d’un enjeu autour de l’histoire dans l’espace public et, par extension, de sa circulation. Cette première prise de conscience se confrontait au concept « d’identité nationale », alors réapproprié et popularisé par Nicolas Sarkozy lors des élections présidentielles, notamment à Caen, le temps de son discours du 8 mars 2007, présentant les Normands comme des français dont le sang se serait « mélangé à celui des Gaulois et des Francs » et dont « le destin, depuis la guerre de Cent ans jusqu’à la bataille de Normandie, se confond[erait] avec celui de la France »¹.

Trop jeune pour aller voter, je m’intéressais quand même, du mieux que je le pouvais, à l’actualité car mon cercle d’amis proches comptait des gens en âge d’accomplir leur devoir de citoyen. L’histoire s’invitait dans le débat politique, invoquée à la manière d’un argumentaire pour défendre et rationnaliser des idées. Plus intrigant encore, tout le monde n’était pas d’accord sur l’histoire. J’entendais parfois des formules étonnantes comme « ceci est mon interprétation de l’histoire » ou « on peut voir cet événement autrement ». Les idées et les débats fusaient auxquels je tentais tant bien que mal de participer, avec le peu de connaissances acquises ici et là, alors même que je n’en maîtrisais pas la portée. J’ignorais tout de la recherche historique « tenace » et « trouée »², et je ne soupçonnais pas « que cette expression [l’identité nationale] n'[était] pas un concept scientifique mais appart[tenait] au langage politique »³.

Je trouvais difficile de poser ma voix « comme cela exige de prévenance, de détours, de lenteurs »⁴, et je demeurais incapable d’appréhender qu’on n’employât pas tous l’histoire selon le même usage alors que chacun la partageait comme passion, source d’inspiration, de réflexion, voire d’émancipation. Si nous n’étions pas tous exposés à l’histoire égalitairement, nous nous sentions tous concernés par elle. Dans ces débats, ce qui m’intéressait le plus, ce n’étaient pas tant les idées que ce lent intervalle qui les faisait advenir, où se dessinait l’esquisse de réflexions singulières. C’est dans cette dynamique que je compris l’importance de ces dernières en tant que vecteur d’appropriation et du devenir de l’histoire.

Penser le succès de l’histoire : le rapport de la société à l’histoire

Si ces quelques bribes de souvenirs ne fournissent pas le matériel propre d’une enquête, elles n’en demeurent pas moins un moteur qui a posé les jalons d’un premier essai au privé. Dans ces discussions et celles que j’expérimente encore, « l’histoire » – continuons de l’appeler ainsi pour l’instant – est tantôt en jeu dans des fictions, tantôt un enjeu dans un débat politique ; c’est un mot polysémique, un concept culturel pluriel, investi différemment selon le contexte. J’entends par là qu’on ne parle pas de la même manière de l’histoire qui peut nous inspirer, nous sembler utile, nous faire réfléchir. Mais en avons-nous conscience ?

Il est aujourd’hui courant d’entendre que la manière de faire de l’histoire, de l’écrire et de la raconter conditionne un grand nombre de nos perceptions sur le passé. Cette remarque est presque devenue un topos en ouverture de toute étude sur l’épistémologie de l’histoire, sinon un indice crucial sur la façon dont elle est investie en un lieu propice de la pensée intellectuelle. Paradoxalement, bien que Guy Thuillier et Jean Tulard réclamaient déjà dans les années 1990, une sociologie de l’histoire nécessitant de lier et de « saisir dans un ensemble complexe le goût de l’histoire (ou la sensibilité du passé), l’éducation, la recherche, les systèmes de production et de diffusion »⁵, celle-ci n’a pas ou peu été entreprise. On ne sait pas qui s’intéresse à l’histoire, ni pourquoi. On ignore tout de l’exposition des individus à différentes formes de l’histoire et leur potentiel impact. La plupart des études culturelles sont menées selon des secteurs précis comme la littérature, le cinéma, la télévision, etc. – s’inspirant beaucoup du modèle de la distinction de Bourdieu⁶ encore aujourd’hui centrale dans la sociologie de la culture en générale⁷ – délaissant l’attrait que peut susciter une discipline. Reinhart Koselleck déplorait cette part d’impensé dans la recherche lorsqu’il écrivait que « nous ne disposons jusqu’aujourd’hui ni d’une histoire de l’expérience historique qui serait étayée par une réflexion anthropologique, ni d’une histoire globale des méthodes historiques »⁸.

Plus qu’une discipline, l’histoire nous traverse et nous affecte au quotidien à différents degrés, lorsque nous arpentons une rue au nom singulier, parcourons un livre d’histoire, regardons, lisons ou jouons à une fiction historique, profitons d’un jour férié, commémorons un événement ou entendons un discours politique. Impossible donc de réduire l’histoire au seul passé ou à l’enquête qui tente de la reconstituer. On pourrait invoquer ici le couple Histoire-Mémoire et la notion de représentation partagée liée à la présence culturelle de l’histoire pour tracer des lignes de marquage, avant d’appeler en renfort des catégories d’instrumentalisation, de pseudo-histoire, de complotisme, de négationnisme, et autant d’autres – qui semblent parfois floues et entrer en contradiction entre elles – mais cela ne nous renseignerait pas sur ce qu’il se passe lorsque nous faisons l’expérience de l’histoire.

Admettre que la pratique et les usages de l’histoire par les historiens, les politiques, les groupes ou les particuliers peuvent varier et avoir des portées très diverses pour des raisons infiniment complexes, c’est se confronter à la question de la place qu’occupe l’histoire dans notre société ; cette même question qui amène François Hartog à interroger ce qu’implique de « croire » encore en elle devant sa pluralité.

Entre le nom, le concept et les pratiques de l’histoire, il y a bien évidemment des échanges et des circulations. On ne voit pas que les questionnaires et les manières de faire ne retentissent pas sur le concept, mais on ne voit pas non plus que le concept ne balise pas le champ des pratiques possibles ou admises ».

François Hartog, Croire en l’histoire, Paris : Flammarion, 2013.

Qu’elle soit l’objet d’une fiction, instrumentalisée par des politiques, ou réappropriée par des vidéastes sur YouTube, force est de constater que l’histoire dans l’espace public n’est pas souvent le fruit des historiens, au-demeurant relativement absents. Rien d’étonnant à cela, l’histoire n’a jamais été leur monopole et, de tout temps, elle s’est diffusée sous bien des formes – un terme que je tenterai de définir. Ces mêmes formes, non institutionnelles, s’expriment dans de nombreuses strates de l’espace public. Ces formes étonnent, interrogent, non seulement du point de vue de la « vérité historique » et de la méthodologie, mais aussi par leur succès.

Web et apprentissages en ligne : la place de l’histoire et de Youtube dans les pratiques

Si les différentes formes d’expression non institutionnelles de l’histoire sont aujourd’hui autant discutées, c’est parce que nous commençons à interroger leurs performances. La problématique de la place de l’histoire dans l’espace public se pose à partir de son changement de statut et du fondement épistémologique de la discipline historique : l’histoire n’est pas un sac de faits et de dates mais leur articulation intelligible.

Aujourd’hui, ces questions traversières prennent une dimension nouvelle avec la plateformisation de l’Internet et le développement considérable du Web 2.0⁹ que l’on commence à peine à appréhender en tant que « lieu de savoir »¹⁰.

Un lieu de savoir est à la fois un lieu de construction, de matérialisation, d’objectivation, d’inscription et de circulation sociale. Il est indissociable d’une approche dynamique et génétique des savoirs, situés dans un cadre spatial et social. En passant d’un lieu à l’autre, les savoirs se construisent, se transforment, se scindent ou s’agrègent, changent de statut et de portée, vivent ou s’éteignent, circulent dans le temps et dans l’espace, à travers les sociétés humaines

Christian Jacob, Qu’est-ce qu’un lieu du savoir ? [Marseille] (38 rue Frédéric Joliot Curie, 13013 Cedex 20) : OpenEdition press, impr. 2014.

Récemment, une étude américaine sur l’apprentissage en ligne fut menée à partir d’un échantillon de 2260 individus adultes, et représentatif démographiquement en termes de sexe et d’éducation des statistiques du recensement américain¹¹. Mettant l’accent sur les types de ressources en ligne mobilisées, cette étude révèle que 93% d’entre eux prennent l’initiative d’apprendre sur Internet, aussi bien des savoirs que des savoir-faire. À l’issue d’une série de questionnaires et d’entretiens semi-directifs, apparaissent 2 données particulièrement remarquables : la part belle faite à l’histoire et l’importance de YouTube en tant que plate-forme d’apprentissage.

Bien que modélisant une réalité au-delà de l’océan Atlantique, cette étude américaine interpelle – des travaux semblables sont en cours en France au sein du groupe de recherche Explonum¹². Du côté de l’hexagone, une étude sur les réseaux de production de contenus, dits de vulgarisation scientifique, apparaît presque complémentaire. Celle-ci montre que parmi les multiples disciplines, l’histoire se pratique et se diffuse au sein de l’Internet à travers des sites et des blogs, investit les réseaux sociaux sur des comptes dédiés (Facebook, Twitter, Instagram, Tik Tok) essentiellement tenus par des amateurs, mais c’est surtout sur la plate-forme de vidéos YouTube que la production est la plus forte¹³.

Une cartographie – incomplète mais – impressionnante est dressée de l’univers des sciences sur YouTube. Un univers divisé en 28 parcelles (disciplines) : histoire, physique, biologie, mathématiques, technologie, astronomie, informatique, philosophie, chimie, éducation, environnement, ingénierie, médicine, psychologie, zététique, paléontologie, sociologie, anthropologie, géologie, archéologie, neurosciences, géographie, économie, linguistique, océanographie, sciences politiques, droit et agronomie.

Bien que le corpus étudié mélange sans distinction des chaînes spécialisées sur une discipline en particulier et d’autres plus éclectiques, les résultats tendent vers une présence accrue des amateurs : sur 180 chaînes se rattachant à l’univers des sciences, seulement 39 sont tenues par des institutions. Les 3 sujets de prédilection de ces chaînes institutionnelles sont l’environnement (49%), les mathématiques (46%) et la biologie (44%), tandis que l’histoire semble relativement « loin » derrière (20%). Mais du côté des amateurs, la répartition est toute différente : le palier des 3 disciplines les plus communiquées sont la biologie (20%), la physique (21%) et, en tête, l’histoire (30%), plus présente, plus dense.

Préserver les chaînes d’histoire de la plateforme Youtube : de la source étudiée et de son environnement socio-technique

YouTube… c’est entendu, la plate-forme est tout indiquée pour explorer et penser la place de l’histoire. On peut alors se demander naïvement : qu’est-ce qu’une chaîne d’histoire ? Une chaîne qui parle d’histoire, c’est une évidence !… Mais quelle évidence ? Cette question simple d’apparence, devient fondamentale à la problématique de la pratique de l’histoire sur YouTube. C’est pourquoi, devant cet univers des sciences, je décide de me focaliser sur la galaxie des productions amateures, non institutionnelles de l’histoire.
Nous en sommes là, aux abords d’un système YouTube composé de chaînes d’histoire généraliste gravitant autour des sciences historiques. Comment s’organise-t-il ? S’étend-t-il au-delà ? Qui produit les vidéos ? Comment ? Pourquoi ? Quelle est cette histoire ?

Dans celles-ci, je peux voir ou entendre un YouTubeur, en face-cam ou en out-cam, parlant d’histoire au rythme des images, dont le montage laisse présager que médiation historique et création artistique fonctionnent ensemble. Parfois, je reconnais des éléments, j’en comprends d’autres. Tantôt, je suis impressionné, tantôt, je suis inquiet. Et dans le même élan, je fais les cent pas, arrêté par le cadre de la vidéo, face aux découpes de l’histoire qu’il cisaille. S’installe alors le doute du mot qui suit. Le mystère demeure. Je reste bloqué, incapable d’aller au-delà, de saisir l’expérience de l’histoire du YouTubeur, ses mouvements d’appropriation jusqu’à son devenir. Je me mets alors à rêver de voyage dans le temps – est-ce possible ? Quelles sources – textuelles et visuelles – consultent les YouTubeurs pour concevoir leurs vidéos ? Où et comment les sélectionnent-ils ? Quels sont leurs itinéraires de recherche depuis le choix du sujet jusqu’à l’écriture du script ? Puis s’ajoute une question naïve, quel est leur souci de rigueur ? Est-il déterminé par des désirs et des attentes particulières ? Si oui, lesquels ? Par ailleurs, qu’en est-il de la réception ? Comment réagissent les regardeurs ? Qu’en est-il des fonctionnalités de commentaires et d’exportation, partie intégrante de l’architecture YouTube qui agissent comme un mécanisme de socialisation des contenus – vecteur d’une culture de partage.

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Archiver des chaînes Youtube en histoire : du modèle de préservation aux pratiques de recherche

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Notes

1. Sarkozy, 2007 [↩]
2. Marc Bloch, Apologie de l’histoire, 1949. [↩]
3. Gérard Noiriel, À quoi sert « l’identité nationale, Marseille : Agone, 2007, p 142. [↩]
4. Patrick Boucheron, L’entretemps, conversations sur l’histoire, Paris : Verdier, 2012. [↩]
5. Guy Thuiller ; Jean Tulard, Le marché de l’histoire, Paris : Presses universitaires de France, 1994. [↩]
6. Bourdieu, 1979. [↩]
7. Philippe Coulangeon ; Julien Duval, Trente ans après La Distinction, de Pierre Bourdieu, Paris : Éd. la Découverte, 2013. [↩]
8. Reinhart Koselleck, L’expérience de l’histoire, Paris : Gallimard : le Seuil, 1997. [↩]
9. Oreilly, 2004. [↩]
10. Christian Jacob (dir.), Lieux de savoir, Paris : A. Michel, 2007. [↩]
11. Sean Kross, Eszter Hargittai, Elissa M. Redmiles, « Characterizing the Online Learning Landscape: What and How People Learn Online », Proceedings of the ACM on Human-Computer Interaction, Vol. 5, n° CSCW1, article n° 146, p 1-19. DOI: https://doi.org/10.1145/3449220. Disponible sur Internet, url : <https://dl.acm.org/doi/10.1145/3449220>. [↩]
12. IdEx Université de Paris 2021, Explorer le monde : les vidéos amateurs sur les plateformes numériques. [↩]
13. Stéphane Debove, Tobias Füchslin, Tania Louis, Pierre Masselot, « French Science Communication on YouTube : A Survey of Individual and Institutional Communicators and Their Channel Characteristics », Frontiers in Communication, Vol 6, 2021. [↩]

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